La messe (de service)
Une fois par mois, le mardi matin, dans le service, c’est la messe*.
Dans la grande salle de réunion, on s’affère. Certains sont arrivés tôt, pour être bien placés et pouvoir s’attabler autour de l’autel. D’autres arriveront plus tard et se contenteront d’un strapontin en deuxième rang. D’autres encore, fins stratèges ou malheureux retardataires, s’assiéront aux côtés de la Grande Prêtresse ou de ses abbesses.
Les plus téméraires sont venus les mains vides. Les plus consciencieux avec un cahier de réunion tenu à la perfection. Ils sont enviés par les artistes qui, passé un quart d’heure à tenter de prendre des notes, se laissent emporter par cette fibre, ce génie qui les pousse à transformer leur feuille en chef d’œuvre de petits carreaux coloriés. Les mieux organisés ont un journal gratuit, s’improvisent amateurs de mots croisés ou sudoku et font tourner l’horoscope : on s’inclinera devant l’astrologie, science suprême, pour peu que l’horoscope du jour prédise une matinée barbante.
On se jette sur le café, pendant la messe, c’est fête : il est offert par la Papesse.
La lecture du programme laisse rêveur. Quelques soupirs et commentaires chuchotés au fond de la salle : « et toi, c’est quoi ton signe astrologique ? ».
La messe commence. Les premières informations sont psalmodiées. 4 ou 5 nouveaux dispositifs/procédures, accueillis dans l'indifférence générale avant que la pause ne s’impose. Lorsqu’elle est annoncée l'assistance s'éveille soudain, un joyeux brouhaha s’étend sur la salle, les sourires réapparaissent, libéré, un rire s’échappe parfois : C’est la récré !
Quand la messe reprend c’est l’heure du lourd, de l’Info avec un grand I, qu’on a réservée aux premières minutes post pause durant lesquelles l’assistance est un peu plus éveillée. Du travail en plus parfois, de la perte de sens souvent. Aujourd’hui c’est prévention, un nouveau dispositif, le SMV : rien de bien méchant selon la Grande Prêtresse, une petite case en plus à cocher dans le logiciel où sont fichés les usagers.
Les uns marqueront leur mécontentement par un froncement de sourcil, d’autres partageront leur récriminations en les chuchotant à l’oreille de leurs voisins. Quelques questions marqueront des réprobations fermes face au SMV, mais néanmoins résignées. Et puis c’est le point d’orgue, le match commence.
Gertrude trouve que c’est dégueulasse qu’on s’en prenne toujours au groupe auquel elle appartient, les ASS de secteur. Les SMS et ASS d'accueil sont bien connues pour ne pas faire grand chose, qu'on leur ajoute du travail à elles !
Imogène, secrétaire de Gertrude, avait bien du mal jusqu’ici à travailler avec elle. Désormais c’est sûr, si elle gagne à Euromillion elle engagera quelqu’un pour la liquider.
Hildegarde, ASS d’accueil ne croit plus à la solidarité ou à la cohésion dans le service. Blasée, elle encaisse le coup, encore, affiche un visage impassible tandis qu’elle imagine Gertrude – et les collègues qui hochent la tête à ses propos – baignant dans leur sang.
Cunégonde #GrandeGueule #Syndiquée se jette à l’eau. Elle dit que c'est ridicule de s'accuser et de se diviser. Elle tente de recentrer le sujet sur le véritable problème : on nous en ajoute encore (du travail), on nous en retire encore (du sens/de l’éthique/ de la déonto). Le SMV est contraire à tous les principes, on ne peut pas leur demander de faire ça ! Face aux ordres édictés, elle argumente, elle fait chier.
Cunégonde est vite recadrée par la Grande Prêtresse qui lui rappelle qu’elle est ici pour prendre connaissance des directives de la Papesse, que si ces directives ne lui plaisent pas elle peut changer d’employeur. La messe n’est pas un lieu de discussion. D’ailleurs, la Grande Prêtresse en a marre que Cunégonde, les grandes gueules et autres extrémistes (syndiqués) monopolisent la parole pendant la messe : par respect pour ceux qui n’ont rien à dire ou n’osent rien dire, ceux qui veulent parler devraient se taire ! Parce que selon la Grande Prêtresse, tous ceux qui gardent le silence dans l’auditoire sont en osmose avec elle : ils se taisent juste parce qu’ils ont peur de le dire. Argumentation implacable : Cunégonde sans voix, K.O.
Archibald rebondit. Il est dans ce service depuis des années, et la messe a toujours été un lieu de discussion. Parce que a) sinon c’est vraiment trop chiant b) ca peut faire réfléchir. Il sait que c’est plus facile de tenir une position prise tous ensemble en réunion que seul dans un bureau face à sa chef. Il sait que beaucoup de choses seraient différentes dans ce service si les grandes gueules et autres extrémistes ne s’étaient pas levés pour contester certaines décisions. Alors il explique à la Grande Prêtresse, excédée, qu’on leur en demande déjà beaucoup pour en plus leur retirer le droit d’exprimer leur désaccord. Un bon fonctionnaire n’est pas simplement un bon exécutant, c’est quelqu’un qui se questionne, quelqu’un qui saura dire non, dire merde, quand son employeur franchira les bornes.
La réponse agacée de la Grande Prêtresse n’arrive pas aux oreilles d’Archibald. Devant lui, Pierrette partage bruyamment sa joie avec ses voisines : elle a fini ses mots fléchés en trouvant ce mot qui depuis une demi-heure lui donnait tant de fil à retordre : soporatif.
Odette espère bien que personne ne rebondira sur les derniers propos de la Grande Prêtresse : il est midi, elle a faim. Ce travail n’est, depuis longtemps, plus qu’alimentaire. Elle ne comprend pas qu’on s’excite ainsi, les réunions l’ennuient et les grandes gueules l’agacent. Elle voudrait juste avoir la paix. Elle fera ce qu’on lui demande de faire en limitant son implication au maximum, hors de question de se fatiguer. Et si la fatigue vient, elle prendra un arrêt, point.
Eudes espère également que la discussion s’arrêtera là. Il a épuisé la batterie de son portable et passé en revue les 3 derniers jours de son fil d’actualité Facebook, il s’ennuie et a envie de fumer.
La messe est dite. Chacun repart. Certains soulagés, d’autres agacés ou démotivés.
Ceux qui furent silencieux durant la réunion s’offusquent désormais haut et fort de la queue aux toilettes et se lancent dans des débats animés « qu’est ce qu’on mange ce midi ? ».
Ceux qui furent graves ou virulents continuent le débat autour d’une cigarette, en s’attaquant désormais à des sujets de société « Non mais l’éducateur de Plus Belle La Vie est vraiment pas crédible ! ».
Eudes un peu à l’écart savoure sa clope, prolonge encore quelques minutes le mutisme adopté pendant la réunion. Il aime son travail mais il a senti ces dernières années les commandes lentement, surement, déraper jusqu'à aujourd'hui avec le Signalement des Mères Voilées (SMV)… trop c’est trop. Il cherche ailleurs pour retrouver la motivation, l'envie, l'humain, le travail social qu'il était venu chercher ici, quelque part - il le sent, ça l'attriste, dans sa pratique - il est déjà parti.
Séverine
* Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes, des grilles de sudoku, des DalC (Dispositifs à la Con) ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.